Rosans et le Rosanais

Vue du village de Rosans depuis les hauteurs

26 août 1942 : L’arrestation et la déportation des jeunes juifs du Centre du Lastic à Rosans


Sur le mur de la mairie de Rosans, une plaque commémore le souvenir de la déportation de 25 des 36 jeunes gens qui en 1942 avaient trouvé refuge au Centre du Lastic. Ce tragique évènement longtemps totalement méconnu dans la région serait tombé dans l’oubli sans la persévérance de Serge Klarsfeld qui en a retrouvé les documents d’archives.

Le 26 août 1942, dans la zone non occupée par les Allemands et à la seule initiative du gouvernement de Vichy, les gendarmes et les officiers des Renseignements généraux (RG) arrêtèrent ces jeunes étrangers « non aryens » d’origine allemande et autrichienne, âgés de 16 à 31 ans. Transportés en zone occupée et livrés à la Gestapo qui les interna à Drancy, ils en partirent par les convois 27, 29 et 31 des 2, 4 et 11 septembre 1942. 22 d’entre eux périrent au camp d’extermination d’Auschwitz.

Par quel hasard se retrouvèrent-ils dans notre région ? Rappeler leur dramatique histoire est une façon modeste d’évoquer leur mémoire et de nous dire : ne les oublions pas !

1940: Des milliers de juifs apatrides, misérables et déracinés

Au cours des années 30, des milliers de juifs allemands et autrichiens persécutés ou expulsés par les Nazis vinrent chercher refuge en France. Dés la déclaration de guerre, ils furent nombreux à être internés dans des camps ou placés en résidence surveillée comme ressortissants d’un pays ennemi. Au lendemain de la défaite, tandis que les Allemands intensifiaient les expulsions et que le gouvernement de Vichy édictait ses premières mesures antisémites, ces camps se multiplièrent. En 1940 on comptait 150 000 juifs étrangers réfugiés. De l’ordre de 50 000 (dont plus de 5 000 enfants) étaient internés dans 31 camps, appelés très officiellement « de concentration ». Ceux de Gurs (dans les Basses Pyrénées), de Rivesaltes et des Milles, près d’Aix, restent les plus tristement célèbres où furent entassés hommes, femmes et enfants. Ces personnes sans droits et démunies, d’origine sociale souvent très modeste, attachées à leurs traditions religieuses et dont la plupart ne parlaient pas le français y vécurent dans des conditions abominables et inhumaines.

Les centres d’accueil de l’Abbé Glasberg

En octobre 1940, à l’initiative d’un prêtre, l’Abbé Glasberg, le Cardinal Gerlier, archevêque de Lyon et pétainiste convaincu, réagit vivement contre les conditions terribles régnant au camp de Gurs. Il adresse une lettre ouverte au Maréchal Pétain et lui demande « une réforme de ces camps pour éviter la déchéance de ces êtres ». Il lui propose d’ouvrir des Centres d’accueil qui « leur permettraient de vivre dans la dignité en attendant la fin de la guerre ». La réponse se fit attendre. Si elle passe sous silence la réforme des camps, elle autorise l’archevêché à ouvrir des Centres d’accueil, qui seront soumis à un contrôle permanent par la gendarmerie de surveillance des travailleurs étrangers et par les RG. En quelques semaines, l’Abbé Glasberg et son équipe vont ouvrir 5 centres. Non sans difficultés, car il faut, outre l’accord des municipalités, convaincre des fonctionnaires timorés, surmonter l’opposition des Préfets et surtout l’hostilité des officiers de gendarmerie et des RG affectés à leur surveillance. Mais il y parvient grâce à l’aide de quelques hommes et femmes solidaires de ces parias.

Par quel hasard le Lastic sera-t-il l’un de ces Centres d’Accueil ? Construit vers 1926 comme Préventorium pour les enfants des Assurances sociales de Marseille, ce bâtiment situé au dessus du bourg de Rosans est alors inoccupé. Le choix d’en faire un Centre d’Accueil est conseillé par deux militants catholiques gapençais, qui comptent parmi les premiers résistants haut alpins: Marcel Arnaud – qui mourra en déportation – et Jules Gueydan, avec lesquels l’abbé Glasberg est en contact. Il leur a recommandé de nombreux juifs qu’ils ont aidé à se cacher dans la région, en particulier à Agnielles.

Le 20 janvier 1942 une demande d’autorisation d’ouverture est adressée au Préfet des HA pour accueillir 50 jeunes gens, encadrés par 11 moniteurs. Ils y apprendront la menuiserie et y recevront des cours de français et une formation générale. Le Préfet donne son accord contre l’avis du Commandant Laurent de la gendarmerie d’Aspres, qui est aussi chef du Groupe départemental des Travailleurs étrangers, (GTE), unité chargée d’une « surveillance armée des étrangers ». Dans une lettre du 29 avril à son supérieur régional ce dernier « se permet de constater avec tristesse ce que l’on fait pour ces jeunes juifs alors que le nombre de nos jeunes français qui manquent du nécessaire s’accroît tous les jours ».

Le 28 mai le Secrétaire Général de la Préfecture informe le Commissaire des RG de l’arrivée imminente des moniteurs – une dizaine de jeunes adultes issus des mêmes camps – et de ces adolescents « dont il faudra vérifier leur situation administrative ». Il lui demande « que le Centre soit surveillé et contrôlé assez fréquemment d’autant plus que ces jeunes gens sont juifs » !

Le 12 juin un premier groupe de 11 jeunes gens et 3 jeunes filles partis du camp de Gurs arrivent à Rosans, suivis le 17 juin par un second groupe de 18 jeunes gens provenant du camp de Rivesaltes. Ils sont âgés de 16 à 22 ans. Presque tous sont « apatrides ex-allemands ou ex-autrichiens ».

Un règlement intérieur très rigoureux a été imposé par l’administration. Leurs papiers d’identité et cartes d’alimentation leur sont retirés dès leur arrivée; ils sont soumis à des appels fréquents de jour et de nuit; il leur est interdit de quitter les limites de la commune et d’écouter la TSF; seuls certains journaux et jeux sont autorisés; toute discussion politique est prohibée; ils doivent participer à l’entretien des lieux et au ramassage de bois de chauffage, etc.

Le Commissaire des RG visite le Centre le 26 juin et décompte 43 pensionnaires – encadrement inclus – dont 5 jeunes filles. Il précise « qu’une surveillance très active est exercée par la gendarmerie de Rosans et (que) ma propre surveillance ne se relâchera pas ». Il indique qu’une quinzaine de jeunes ont été affectés à des fermes des environs à la demande des cultivateurs, que ces pensionnaires « se tiennent réservés et corrects et qu’aucun incident ne s’est produit ». Ces activités agricoles n’étaient pas prévues dans le projet initial. Pour les protéger contre tout risque de déportation, Jules Gueydan qui est délégué de la très officielle Mission de Restauration paysanne, les a fait mettre à la disposition de cet organisme qui les place dans des fermes des environs. Car tout emploi au service de l’agricole dispense alors des réquisitions au titre de la « relève des prisonniers français « .

Les mesures répressives

Leur séjour à Rosans sera hélas de courte durée. Deux mois et demi à peine. Car alors même que ces infortunés attendaient leur transfert ou s’installaient dans ces Centres, plusieurs événements fatals s’étaient enchaînés.

En Janvier la solution finale avait été décidée par les Nazis. En Avril, Pierre Laval imposé par l’occupant était de retour comme chef du gouvernement et en Mai il nommait à la tête du Commissariat aux questions juives, Darquier de Pellepoix, un antisémite frénétique. En Juin, à la demande de la Gestapo et en accord avec le Chef de la Police Bousquet, Laval décida de livrer 100 000 juifs apatrides de la zone non occupée, entrés en France depuis 1936, pour officiellement aller travailler en Allemagne.

Le 7 Juillet chaque Préfet doit établir, et faire parvenir pour le 10 juillet, « un état statistique des israélites apatrides, hommes et femmes réfugiés dans le département » en vue de sélectionner ces futurs déportés. Les 16 et 17 juillet s’opérait à Paris la terrifiante rafle dite du Vél d’hiv. Le 5 août une directive secrète de la Direction de la Police du Territoire et des Etrangers confirmait aux préfets régionaux de la Zone Libre, mais sans en préciser la date, une rafle de 100 000 juifs étrangers, en mentionnant quelques cas d’exception, notamment les personnes affectées aux travaux des champs et dont on ne veut pas priver les agriculteurs.

Quelques jours plus tard, un ordre de Bousquet informait les préfets de la zone libre que 1000 premiers juifs étrangers seraient arrêtés le 20 août et conduits par train à Drancy. Il annonçait aussi un regroupement dans les camps des Milles pour le 26 août en vue de leur transfert en zone occupée. La Préfecture des H A avait établi « une liste des israélites étrangers à regrouper » qui comptait 43 noms. 33 d’entre eux, dont 5 jeunes filles étaient des pensionnaires du Lastic. Au bas de la liste il est mentionné: « 4 heures seulement de Rosans aux Camp des Milles par Sisteron « .

L’Abbé Glasberg est informé de ces rafles imminentes. Presque tous les pensionnaires de ses 6 Centres, entrés en France après 1936, tombent sous le coup de la circulaire et sont menacés d’arrestation et de déportation en Allemagne. Dans la plupart des autres Centres, ils sont aussitôt cachés dans des familles d’accueil, notamment en Haute Loire. La plupart échapperont ainsi à la déportation et à la mort. A Rosans – était-ce faute de familles d’accueil dans la région ? – une autre solution désespérée allait être tentée, qui sera malheureusement inefficace.

Jules Gueydan et ses amis vont les faire tous embaucher rapidement dans des fermes de la région, sans toujours préciser leur origine. Gueydan adresse au Préfet un rapport qui indique – ce qui n’est pas exact pour tous – que « depuis le 25 juin tous ces jeunes ont été mis à la disposition des agriculteurs de la Région », « qu’ils avaient déjà effectué 2050 H de travail soit 200 journées au 20 juillet, et que ces contributions ont augmenté au cours de la période des moissons, à la satisfaction des agriculteurs qui les emploient ». Il ajoute « que pour la saison 43, cette main d’œuvre sera utilisée avec un maximum de rendement d’autant que la main d’œuvre espagnole risque de partir ». Il conclut en plaidant pour « le maintien des jeunes de ce Centre qui constitue l’une des rares ressources stables pour l’agriculture du département. L’Abbé Glasberg arrive à Rosans et le 17 août Gueydan et lui rencontrent le Préfet. Réitérant ces arguments et invoquant le haut patronage du Cardinal Gerlier, ils lui demandent de rayer ces jeunes aides agricoles des listes de déportation. Le Préfet est convaincu et accepte.

Mais il doit en référer au Préfet de la région qui, en tant que destinataire de la directive secrète, est responsable de ces arrestations. Celui-ci rejette cette requête et exige l’application des ordres de la Police et les arrestations immédiates. Dans une note écrite après la guerre, l’abbé Glasberg, très amer, laisse entendre que le Commandant de gendarmerie d’Aspres et celui des RG, qui – dans cette phase de durcissement du Régime trouvent le Préfet trop conciliant à l’égard des juifs -, seraient intervenus pour exiger l’exécution de l’ordre de regroupement.

Les arrestations

Le 19 août au soir, le Directeur du Centre reçoit un télégramme lui demandant de se présenter le lendemain matin à la Gendarmerie d’Aspres, accompagné des 9 travailleurs adultes, pour « un déplacement de courte durée, environ deux ou trois jours ». Trois d’entre eux trouveront un prétexte pour ne pas s’y rendre et disparaissent. A leur arrivée à Aspres les six autres apprennent avec effroi leur départ pour Livron, d’où un convoi les conduira à Paris. Ils demandent à aller prendre leurs bagages et accompagnés d’un gendarme, ils sont autorisés à retourner en camionnette au Lastic. Au retour, dès la sortie de Rosans, ils sautèrent tous de la camionnette et s’évadèrent. Le gendarme, assoupi sur le siège avant, n’avait rien vu. Toutes les gendarmeries de la Région vont alors se lancer à leur recherche, mais seuls deux d’entre eux seront arrêtés le lendemain à Nyons. Un autre infortuné jeune homme échappé du camp de Rivesaltes venu retrouver un ami au Lastic « pour lui demander conseil » sera aussi arrêté. Les autres auraient trouvé refuge dans la région grâce aux réseaux d’Arnaud et de Gueydan.

Le Commandant Laurent furieux de cet échec va faire surveiller le Centre nuit et jour pendant 5 jours pour « prévenir toute tentative de fuite ». Et le 26 août les gendarmes procédèrent à l’arrestation de ces 33 jeunes gens et les conduisirent au camp des Milles où selon leur rapport, ils ont été « remis contre reçu, tiré sur notre carnet de transfèrements, au Commandant du camp. Ce transfèrement s’étant effectué sans incident ».

La déportation

22 de ces 33 jeunes pensionnaires du Lastic arrêtés par nos braves pandores, ainsi que les deux malchanceux moniteurs arrêtés à Nyons et le pauvre fugitif venu retrouver son ami furent acheminés vers Drancy, certains avec leur famille retrouvée aux Milles. Ils seront déportés pour Auschwitz et presque tous seront gazés dès leur arrivée. Trois seuls survivront qui avaient été sélectionnés pour des camps de travail forcé. Pour des raisons qu’on ignore les 11 autres – dont les jeunes filles – ne furent jamais transférés à Drancy et échappèrent à la déportation. Peut-être étaient-ils parvenus à s’enfuir du camp des Milles car tous connaissaient le sort que leur réservaient les Nazis. Au cours de cette rafle du 26 août 1942, dix autres israélites réfugiés dans les HA seront arrêtés et déportés, dont une famille polonaise qui habitait à Gap, ….Boulevard de la Liberté.

SI vous passez à Rosans, allez vous recueillir devant cette stèle et lisez la longue liste de leurs noms. Ils s’appelaient Peter, Jankel, Hans, Ernst ou Werner. Bernhard, Joseph et Karl étaient frères. Ils avaient 16, 18, 19, 20, 21, 22 ans. J’ai lu, dans le témoignage d’un déporté, qu’un disparu dont on prononce le nom et à qui l’on pense, même si on ne l’a jamais connu, reste toujours un peu vivant.

Avec l’aimable autorisation de Jean-Pierre Pellegrin, auteur de ce texte, à paraître dans Buëch Mag.

Sources:

Serge Klarsfeld. Une tragédie juive à Rosans (Hautes Alpes), Octobre 1999.

Documents consultés au Centre de Documentation Juive, dont une note dactylographiée de l’ Abbé Glasberg sur Les centres d’accueil des réfugiés. 1945