Rosans et le Rosanais

Vue du village de Rosans depuis les hauteurs

La sombre histoire d’Ambroise Chabert, aubergiste à Corps


Nous sommes le 31 juillet 1749 au Lieu de Corp, en Dauphiné (aujourd’hui Corps, premier village du département de l’Isère après avoir quitté celui des Hautes-Alpes), le marché vient de se terminer. Un colporteur de La Salette, village situé à 4 km de Corps (village où 100 ans plus tard deux enfants rencontreront la Vierge Marie) nommé CALVAT, vient de « plier, publiquement et à l’aspect de tout le monde, ses marchandises. Emballées, ficelées et cordées en deux balles il les transporte, grâce à un petit bidet dont il se servait, dans le cabaret de CHABERT, son asile ordinaire ». CALVAT, déclare CHABERT, « était tombé, ce qui était connu de tout le monde, dans un discrédit absolu, qu’il était obligé de payer ses créanciers en marchandises ».

Ambroise CHABERT, né en 1696, marié en 1717 avec Jeanne Aglot, a 10 enfants.

Hôte à Corps, il avait tenu auparavant le Logis neuf en 1731, le Petit Saint Jean, de 1730 à 1733, le Saint Ambroise depuis 1734. Il avait été consul en 1736 et 1737.

Si l’on en croit son mémoire, il a fait construire une Hôtellerie le Saint Ambroise, « toujours pourvue des meilleures denrées, qui a eu les Étapes et autres fournitures nécessaires aux troupes, par préférence aux Bourgeois et aux officiers de la Communauté de Corp. Il a obtenu une bandoulière de S A S Monsieur le Duc de Chartres. Cette Hôtellerie a fait tomber celle du sieur des Granges qui lui portait un revenu considérable: il n’en fallait pas tant pour se faire un ennemi capital de ce Bourgeois accrédité ».

D’après NEBON « CHABERT, pour le malheur des habitants de Corp, était en 1736 et 1737 l’extracteur des Tailles. Comme il avait envie de s’enrichir, et que pour un pareil dessein la probité est fort inutile, il ne songea pas d’en avoir, il fit toutes les concussions imaginables. Quand les paysans payaient leurs Tailles, il avait le secret de leur faire voir qu’un zéro valait dix, qu’un 2 valait 12, qu’un 17 faisait 37, etc., cela par l’altération du premier chiffre qu’il remettait ensuite en son premier état ».

Les Auditeurs des Comptes de la Communauté eurent bientôt aperçu ces infidélités : il s’en suivit diverses enquêtes et procédures, « qui finirent par la trop douce sentence du 7 septembre 1739 qui ne le condamna qu’à un bannissement de trois ans, qu’il a subi, et à une amende envers le Roi ».

Pour en revenir à CALVAT : il avait été condamné, par le juge de Corps, le 27 mars précédent, « à payer la somme de 534 livres, dont il était débiteur, aux sieurs Robert et Dupuy, marchands de cette ville, dont la probité est connue».

Ces derniers « prièrent Me Barde, notaire du lieu, de chercher quelque huissier circonvoisin qui put saisir à moindre frais la marchandise ».

Antoine NEBON « Huissier Sergent Royal du lieu de St-Firmin fut, pour son malheur, chargé de la commission. NEBON constate que les marchandises se trouvent emballées, ficelées et cordées. Comme on l’avait chargé de les mettre en sûreté, et non de faire déplier, mesurer et spécifier les marchandises, il mit avec grand soin plusieurs bandes de papier sur les balles, et les cacheta plusieurs fois, multipliant les précautions ».

CHABERT s’offrant pour Séquestre volontaire, les marchandises furent laissées chez lui.

Le 17 septembre suivant, CALVAT avait demandé la « cassation de la saisie, sur le fondement que les marchandises n’avaient pas été spécifiées en détail, et d’après ce que dit CHABERT, que les cachets étaient apposés de façon qu’on pouvait facilement tirer les marchandises de ses balles » . Le juge le débouta, mais il permit aux sieurs Robert et Dupuy de faire procéder à la vente.

Ce qui devait être fait le lendemain 18, mais CHABERT, absent, ne put présenter les balles. L’opération fut renvoyée au 19 décembre, en présence des témoins de la saisie.

Il apparaît tout de suite que les balles semblent beaucoup moins pleines que lors de la saisie, et qu’un certain nombre de cachets ne sont pas les mêmes. De la description des marchandises « il résulte qu’il y avait de mauvaises chemises, de mauvais draps, des serpillières, et sept livres de pâtes (courtines et lambaux de veste de basin) ».

CALVAT déclare qu’il manquait beaucoup de « marchandises, beaucoup de toiles de prix, de toutes sortes de façons ». Par la suite il ajoutera qu’il y en avait pour 9000 livres, outre plusieurs promesses et billets passés à son profit.

Il ramènera enfin le préjudice à 3000 livres, puis il ajoutera des bijoux, en particulier trois crochets d’argent, ceux que portaient à leur ceinture la femme et les deux filles de CHABERT.

Jusque là « on ne parlait point de CHABERT, on n’avait que de violents soupçons contre lui, sa mauvaise réputation n’aidait pas peu à les faire prendre, et sa fureur contre NEBON, lors de la vérification, ne faisait que les confirmer. Ces soupçons vont se changer en certitude par la manière dont CHABERT commence d’agir ».

Il présenta le 4 janvier une requête au Juge de Corps, faisant état d’un complot contre lui. Il demanda la permission de faire informer devant un châtelain, permission qui lui fut accordée. Il produisit divers témoins devant le sieur Prel, Châtelain de La Mure (qui allait coucher avec son greffier tous les soirs à Corps chez la sœur de CHABERT).

Suite à ces dépositions ROBERT et NEBON furent « décrétés de prise de corps et Nebon fut conduits ignominieusement, le 23 janvier 1750, dans les prisons de Corps, ou il fut entendu seulement le 28. ROBERT, qui s’était enfui, fut saisi et ses biens annotés ». Il fut arrêté par la suite.

On se détermina enfin, les 71 témoins produits par CALVAT n’apportant aucune charge contre NEBON, a faire « déposer le fameux CANARD ». CANARD, autre habitant de La Salette, dut être « contraint par corps et traduit à grands frais de Marseille dans les prisons de Corps ». CANARD (ainsi trompé et suborné, déclare CHABERT) « dépose que deux jours après la fête de la St Martin 1749, à cinq heures du soir, CHABERT lui avait proposé d’acheter des marchandises qu’il avait eu de rencontre, que CHABERT le mena dans son écurie, et fut prendre ces marchandises dans sa grange, qu’il en paya sur le champ le prix, convenu à 200 livres. Que CHABERT lui donna ensuite un billet de roulement, signé Vial, qui est le consul de La Salette; que le lendemain 15 novembre il partit pour la Provence où il avait débité ces marchandises ». On lui fait ajouter que « CHABERT lui avait écrit, à Marseille, de bien se garder de venir dans le païs, qu’il avait été décrété de prise de corps ».

C’est à la suite de cette déposition que CHABERT fut le 31 mars 1750 « décrété de prise de corps, et que CANARD subit, justement, le même sort ».

En fait il ne semble que CANARD ait atteint Marseille, car c’est au Poüet (10 km au nord de Sisteron) que ses marchandises auraient été saisies, le 16 novembre 1749, par les employés du bureau du Poüet : « elles ne furent estimées que 150 livres ».

Mais par la suite CANARD « a été forcé d’avouer que la lettre qu’il pretendoit avoir reçu de CHABERT etait fausse, qu’il l’avait fait ecrire dans les prisons par Jean Meyssonnier, et qu’il avait lui même contrefait la signature ».

Un autre témoin François LAURENT, accusé d’avoir écrit le billet de roulement, fut aussi décrété de prise de corps le 13 septembre 1750.

La controverse se poursuivit pendant de longs mois, avec de nombreux mémoires établis des deux côtés, de nombreuses confrontations. On peut résumer en gros la situation :

CHABERT accuse NEBON « d’avoir falsifié les cachets, de les avoir détruits, et de ne pouvoir les présenter ». Il ajoute :

« A suposer que le Verbal de vérification des cachets put faire preuve d’une altération, il ne fait point de preuve de celui qui l’auroit commis, et l’hôtellerie de CHABERT étant aussi fréquentée qu’elle l’est, il ne saurait résulter, du Verbal du 19 décembre, aucune accusation d’altération, ni de vol, contre CHABERT. »

Aux dernières nouvelles tous les antagonistes, soit six personnes, sont détenus dans les prisons de la Conciergerie du Palais à Grenoble. Il est difficile de se faire une opinion sur leurs responsabilités précises dans cette sombre histoire. On ne sait pas pour le moment ce qu’il adviendra d’eux plus tard. CHABERT ne semble pas être mort à Corps : son décès ne figure pas dans les registres paroissiaux.

Les recherches concernant Ambroise dans les archives du bagne de Toulon n’ont rien donné. Par contre Claude CANARD (matricule 1.0.116, n° 6836, puis 1531) avait été condamné à vie par le Parlement de Grenoble le 4 mars 1752. Le motif de sa condamnation ne figure pas dans les archives du bagne (service historique de la marine à Toulon : 0088 SHM/T Généal/ 03-17 du 24 janvier 2002).


Cette compilation a été faite à partir de deux documents :

  • Adresse aux Seigneurs de Parlement, faite par Antoine NEBON en octobre 1750 (Imprimerie de Joseph Cuchet, rue Pérolerie à Grenoble)
  • Adresse à la Chambre ordonnée en vacations, faite par Ambroise CHABERT (Imprimerie d’André Giroud au Palais à Grenoble)

Ces deux documents ont été découverts par Cyril Royer aux Archives Départementales de l’Isère à Grenoble. Nous sommes tous deux, plus Alain Baloco, descendants d’Ambroise Chabert.
Édouard BÉGOU le 10 juin 2001